MARLENE DES BUTTES

 

 

 

Papa est né à Belleville au temps où il y avait des géraniums sur les bords des fenêtres et quand les femmes arrosaient, cela faisait plein d’eau qui coulait le long des murs, et ça sentait bon comme tout.

C’est pour ça que depuis ce temps, il aime l’herbe, les fleurs et, bien sûr, les jardins puisque c’est là qu’on les trouve.

A partir d’avril, au moment des premiers soleils, quand il est pas coincé par son montage de films à la noix, il vient aux Buttes vers les quatre heures et demie, cinq heures moins le quart parce qu’il sait que j’y suis en train de jouer. Depuis l’histoire de maman, il vient encore plus souvent.

Il s’assoit sur un banc, il lit son journal, tout tranquille, avec les mémés à tricot et, vers six heures, on s’en va par le boulevard.

Il vient aussi pour voir Florence et, personnellement, je ne vois pas du tout ce qu’il lui trouve. Elle ressemble un peu à Marlène Dietrich en plus triste et en plus jeune, et elle sent le chocolat. Ce qui m’horripile, c’est qu’elle a toujours ses grandes socquettes et elle rapporte tout ce qu’on lui dit.

Au début, quand on a goupillé notre coup avec Gilles et Dédé, j’étais tellement excité que j’ai eu envie de dire à tout le monde qu’on allait faire un hold-up et tout ça. J’ai drôlement bien fait de la boucler parce qu’elle aurait calé à tout le quartier, peut-être même au commissaire.

C’est pour ça que quand on joue, qu’est-ce qu’elle prend comme dérouillée ! On la torture terrible et on ne s’arrête que lorsqu’elle crie trop fort, ou qu’on sent les os qui craquent. Pourtant elle revient toujours jouer avec nous, peut-être qu’elle aime les coups. Il y a des femmes comme ça.

Aujourd’hui, on joue aux épées parce qu’il y a un feuilleton de mousquetaires en ce moment. En fait, on n’a pas d’épées mais on fait comme si, et on fait « tchac – tchac » avec la bouche pour le bruitage.

Dugoint, son frère du cours préparatoire, et l’Enflé défendent le château, et Gilles et moi, on l’attaque pour choper Florence comme otage.

J’ai le bras gauche traversé par la dague de Dugoint et le sang me pisse jusque dans les bottes.

L’éclair jaune et rouge qui file entre les arbres, c’est Gilles sur son Mustang. Je saute en selle, Pistache se cabre et tagadam, tagadam, à bride abattue à travers les allées ; je serre les rênes d’une main parce que l’autre est paralysée et que je souffre, et comme je tourne à l’angle, au ras du bac à sable, Franck m’attrape au vol par mon bras blessé.

– Tu as trop chaud avec ce pull-over !

Autre spécialité du personnage : m’arrêter au moment où je joue le mieux et me faire enlever un pull-over si j’en ai un ou en mettre un si je n’en ai pas. Ça, je n’ai jamais compris ! « Tu as chaud, enlève ton pull-over » ou « tu as chaud, mets ton pull-over sinon tu vas avoir froid ». Complètement dingue.

Je l’enlève et le noue à la taille avec les manches.

Pétard ! Les traitres sont tous sur Gilles, là-haut sur la colline, il est perforé de coups. Mon coursier hennit et je cravache à fond, dérapant dans les graviers ; Franck en reste comme deux ronds de flan, mais je suis déjà loin.

L’Enflé m’a vu.

– 22 les mecs, v’là Lanier.

Tchac, tchac, avec un seul bras, je l’ouvre en deux et tous ses intestins qui se déroulent sur le gazon, et j’empoigne Florence et le frère Dugoint qui se cavale comme un trouillard, et Dugoint qui finit sa banane le plus vite possible, parce que sa mère veut pas qu’il joue en mangeant.

On est les vainqueurs et on emporte la mère Florence pour la torturer tranquille derrière un des bancs.

– Eh, mais vous allez lui faire mal !

Devinez qui vient d’intervenir ? J’aurais dû me rappeler qu’il était là. Du coup, il replie son journal.

– Alors Florence, ça marche l’école ?

Il m’écœure complètement quand il est comme ça, il est tout sucré. Elle, elle remonte ses socquettes évidemment, et ses cils font de l’ombre.

– Voui, monsieur.

Je m’assieds à côté d’eux sur le banc juste pour voir ce qu’il va être capable de lui raconter comme pauvretés.

Gilles est parti parce que sa mère l’appelle et qu’elle a roulé son tricotage. Près de moi, le flirt continue.

– Ta maîtresse est sympathique ?

– Elle est sévère, chantonne Florence.

Vraiment rien à ajouter lorsqu’on entend des choses pareilles. Je n’ai plus qu’à lire le journal, et personnellement, je déteste Le Monde : jamais une image, rien pour les enfants, et ça parle du produit national brut et je ne sais pas ce que c’est. Une fois pour voir, j’ai essayé de lire un article sur le produit national brut, j’ai failli devenir aveugle !

– Ma maîtresse est sévère mais celle de Laurent est plus gentille.

Voilà la meilleure. De quoi elle se mêle cette quille ? ! ! Qu’est-ce qu’elle en sait ? Je laisse échapper un ricanement comme dans les films américains en noir et blanc.

– C’est parce que tu l’as pas tous les jours sur le dos…

Elle ose protester.

– A la récréation, elle ne punit pas comme la mienne et…

– A la récré, peut-être, mais en classe, alors là dis donc, alors là dis donc…

– Peut-être, mais elle apprend bien.

Suffoqué. Je suis suffoqué.

– Comment tu sais qu’elle apprend bien ? Tu l’as jamais eue ! ! !

Et crac, essaie de répondre à ça ma grosse.

– Je le sais parce que c’est Tassard qui me l’a dit.

Et gna gna gna et gna gna gna, ne jamais se laisser embarquer dans une conversation avec des gens pareils. Je rétorque.

– Tassard, il fait cent fautes à la dictée tous les jours, il est dans le fond parce qu’il bavarde tout le temps, et en plus il est con.

Franck intervient.

– Tu devrais t’exprimer un tout petit peu plus correctement.

– Mais c’est vrai ça, comment il peut dire qu’elle apprend bien la maîtresse puisque lui, il apprend rien du tout ?

– Peut-être, dit Florence, mais elle apprend mieux que la mienne.

Je vais l’étrangler dans deux minutes mais je fais comme si j’étais calme.

– Comment tu le sais ?

– Je le sais.

Stupidité féminine. Franck détourne la conversation. Il ne peut pas supporter de voir sa chérie en difficulté. Ils bavardent et j’aurai le temps de lire tout son journal dans lequel il n’y a même pas de sports ; je balance mes jambes dans le vide.

Brusquement, elle attaque de nouveau.

– On a fini Jeanne d’Arc et vous n’êtes qu’aux châteaux-forts ?…

Une vraie espionne cette salope.

– Oui, mais on fait plus détaillé alors on va moins vite.

– Nous aussi on fait détaillé.

– Vous faites moins détaillé puisque vous êtes avant.

– On fait aussi détaillé mais on va plus vite.

– Merde !

– Ne hurle pas, Laurent, dit Franck.

– Elle me rend fou, dis-je, exprès pour m’embêter.

– O.K., dit Franck, on parle d’autre chose.

Il étend les bras comme le pape à la télé, et voilà la Marlène Dietrich qui rerereretire sur ses chaussettes maudites, et qui dit, mondaine :

– Où c’est que vous allez en vacances ? Moi je pars dans l’Yonne chez mon tonton.

Franck pianote sur son genou. Les vacances, c’est pas un sujet sur lequel il aime bien bavarder depuis quelque temps. Il tousse, il regarde en l’air et, finalement, c’est moi qui me décide :

– Je sais pas encore très bien où je vais.

– Stop, dit Franck, tu sais très bien où tu vas en Ardèche avec ta mère.

Silence.

Quand le soleil baisse, cela fait de jolies couleurs dans les squares. Ce n’est pas tellement beau ce coin, il faut le reconnaitre ; le grand rocher et la mare d’eau ; ce n’est pas le Niagara, mais le soir, en été, c’est comme un décor au théâtre avec des projecteurs. Florence est toute orange, et c’est partout pareil.

– Et vous, demande-t-elle, où est-ce que vous allez ?

Il regarde de plus en plus haut dans le ciel.

– Bangkok.

Elle lui fait répéter et elle ajoute :

– Où c’est ça ?

C’est moi qui réponds pour lui montrer qu’elle ne sait pas sa géographie.

– C’est l’Asie. C’est loin.

– Allez, dit Franck, on s’en va, ça va fermer.

Les bonnes femmes tout autour sont parties avec les marmailles. Le garde va siffler. C’est un vieux au nez rouge ; avec le soleil, ça lui fait comme un incendie sur la figure.

Quand je touche le portillon, le fer est encore chaud de tout le soleil de la journée. L’avenue descend et me fait rêver à des patins à roulettes. Il fait frais sous les arbres.

– Tu vas avoir chaud à Bangkok, il fait plus de 60 à l’ombre là-bas.

Chaque fois que je lui en parle, il grommelle.

La crâneuse monte chez elle et on rentre à la maison.

Je mets la table pendant qu’il fait chauffer l’eau pour les spaghettis. L’Ardèche, il peut faire une croix dessus. Pour le reste de mon projet, il faut de l’argent, et l’argent j’en aurai quand on aura fait le coup. Tout se tient.

Je suis pas mal organisé comme enfant.

Sa voix sort de la cuisine.

– Tu n’as pas l’air d’être très ami avec Florence ?

Je râpe le gruyère à cent à l’heure.

– Non. C’est pas comme toi.

Il arrive sur le pas de la porte, une casserole à la main.

– Qu’est-ce que ça veut dire « c’est pas comme toi » ?

Haussons les épaules.

– Au fait, dis-je, Jeanine ne vient plus. Vous êtes fâchés ?

– Pas du tout, mais elle est très prise… Les examens approchent.

Je me rappelle qu’elle est instit.

Tiens, mais au fait, si elle est instit, elle a des vacances, et si elle a des vacances…

– Tu pars avec Jeanine à Bangkok ?

Explosion.

– Tu commences à m’énerver avec ce Bangkok. Tu ne peux pas comprendre que j’ai envie de me payer un peu de repos sans personne ! Je bosse toute la journée, le soir, je fais les courses, la bouffe, je dors et ça recommence. Et je ne pourrais pas partir un petit mois tout seul ! C’est pas pensable à la fin !

Je range la râpe et le gruyère.

– C’est plein de Japonais, dis-je, il y a eu un reportage à la télé.

– Je m’en fous, hurle Franck. J’irai.

Ne pas le contrarier. C’est une idée fixe, ça le tient bien.

– Et toi la campagne, ça te fera du bien.

Il change un verre de place, s’assied, se relève et ajoute :

– Et puis de toute façon, ta mère veut t’avoir pendant ce mois, alors…

On voit un petit bout de Paris de notre fenêtre. Avant, on voyait mieux mais il y a trop de maisons qui ont poussé et ça cache le ciel sur la droite.

Il va bientôt faire nuit et, soudain, on n’entend plus rien. Il n’y a plus de voitures dans la rue, on dirait que tout le monde est arrivé chez soi. L’eau des pâtes bout derrière mon dos. Je n’ai pas appris mes leçons avec tout ça : le résumé d’histoire sur les châteaux forts.

C’est vrai qu’on n’avance pas vite… Le seigneur dans le donjon, les archers aux créneaux, les péquenots dans les champs et des salopards de suzerains qui cavalent dans le blé en ravageant toute la récolte pour attraper un cerf tout baveux, ça fait trois semaines qu’on est là-dessus, on finira par le savoir.

J’aime bien les dessins du livre, surtout pour les batailles avec les Gaulois et Vercingétorix qui ressemble au concierge de l’école.

– A quoi penses-tu ?

– A des Gaulois, dis-je.

Il secoue la tête.

– Je ne te comprends pas, c’est pourtant bien l’Ardèche !

Il est soucieux que j’aie l’air triste. Je ne suis pas triste d’ailleurs, je ne pensais même plus aux vacances, enfin j’y pensais quand même, mais à peine, juste avec le fond du cerveau.

Il soupire et se sert un whisky léger. J’ai envie de lui dire de ne pas s’en faire parce que, de toute façon, je serai dans l’avion avec lui.